Quelques notes en vrac à propos du livre Hedge - A Greater Safety Net for the Entrepreneurial Age
jeudi 2 août 2018 :: perrick :: Entreprenariat :: aucun commentaire :: aucun trackbackM. Nicolas Colin,
Après avoir lu vos différents articles sur Medium puis découvert votre newsletter plus récemment, j’ai eu l’occasion de lire tout récemment votre livre Hedge - A Greater Safety Net for the Entrepreneurial Age. Et comme visiblement vous êtes en quête de retours, voici quelques remarques à chaud.
Tout d’abord, je me suis régalé ! Votre plume est précise, les références historiques foisonnantes, appuyant toujours votre propos, et les thèses que vous avancez tracent un chemin peu battu et tellement souhaitable pour cet âge des entrepreneurs que vous appelez de vos vœux (et que j’avais nommé âge des entreprenants il y a quelques temps). Le travail de curation des liens et des ouvrages est très précieux : entre les articles que j’ai eu du plaisir à relire (à commencer par How Burrowing Owls Lead To Vomiting Anarchists), ceux que j’ai découvert et les livres qui sont désormais sur ma table de chevet, il y a de la matière !
Ensuite - et en vrac - quelques remarques notées au fil de ma lecture : bien sûr il ne s’agit que d’une paire de centimes à apporter au moulin, pas grand chose de plus.
Page 38. Je suis assez étonné de voir que vous mettiez la puissance anglaise de l'ère victorienne sur le compte de sa finance, et considériez celle de la Chine comme technique. Non seulement parce que l'Angleterre de l'époque, c'est aussi Crystal Palace, Brunel, Babbage & Co (des ingénieurs, des train, des machines à vapeur et les soldats de l'Amirauté). Mais aussi parce que la Chine est désormais bien positionnée sur la finance du futur : de l'Asian Infrastructure Investment Bank au China New Era Technology Fund, les pièces du puzzle sont déjà là.
Toujours page 38. Le passage chinois par l'Afrique est une stratégie éprouvée : les efforts de Toyota en la matière sont là pour en témoigner. Renault les trouve en train de vendre des 4x4 bon marché au sud de la Méditerranée dans les années 1970, la Prius arrive une vingtaine d’année plus tard en Californie. Un entretien de Freddy Ballé - pionnier du Lean en France - le montre en filigrane (il y a aussi une conférence sur YouTube).
Page 52. Les travaux de Louis Chauvel sur l'interaction entre inégalités et mouvements de grèves (dans le cadre d’une société capitaliste) me paraissent inspirants sur la question des avancées et reculs de cette « sécurité sociale 1.0 » arrachée par les classes laborieuses puis jugulée par les classes dominantes. Il utilise en particulier un modèle de proie / prédateur pour expliquer la latence du processus.
Page 63. Dans son dernier ouvrage Où en sommes-nous ?, Emmanuel Todd montre que les causes des inégalités (qu'on attribue rapidement au néolibéralisme) sont d'abord démographiques avec la stagnation du nombre d'étudiants dès les années 1960 : « Academia, la machine à fabriquer des inégalités » est le titre du chapitre où il s’en explique.
Page 77. En terme d'utopie réalisée, on peut penser à Godin et son familistère de Guise dans l’Aisne : l’école gratuite, laïque et obligatoire avant Ferry, le salaire égal entre hommes et femmes, la formation continue pour les ouvriers et ouvrières, etc. Ces solutions sociales ont été rendues possibles par la combinaison d’une excellence économique (celle de sa société, détentrice d’une quarantaine de brevets autour de la fonte émaillée) et d’une indignation profonde de la condition des ouvriers (qu’il a partagée dans sa jeunesse). Je sais que votre ouvrage vise les anglo-américains mais, sait-on jamais, ils pourraient avoir envie de connaître un des nos Henri Ford à nous.
Page 95. Je vous suggère de supprimer les parenthèses imbriquées. La typographie française a inventé le tiret, qu'il soit "tiret long" ou "tiret demi-cadratin" à cet effet, j'imagine que l'anglais a son équivalent.
Page 148. Utiliser Venise pour parler innovation commerciale et financière, thalassocratie, écosystème, développement économique, sans citer Jane Jacobs !?! C'est presque un crime de lèse-majesté ;-) Elle aussi utilise cette ville non pas au temps de sa splendeur, mais plutôt au temps de son démarrage : c'est en s'appuyant sur du commerce avec Constantinople qu'elle entamera sa mutation (de marais salants à capitale maritime). Mutations que feront un peu plus tard Amsterdam puis Londres pour ne suivre que les grandes villes mondes de leurs temps. Son modèle de développement urbain est explicité dans Cities and the Wealth of Nations et The Economy of Cities. D’ailleurs vous reprenez ses eyes of the street (cette fois dans The Death and Life of Great American Cities) : une de ses expressions qui a fait florès depuis.
Page 172. Les grandes sociétés européennes ne suivent pas toujours le développement « à l'américaine » avec plusieurs levés et son cortège de VC. Une étude plus détaillée des « sociétés qui cartonnent » montrerait peut-être un (ou plusieurs) autre(s) chemin(s), peut-être moins exponentiel mais tout aussi technique. Pour l'Europe, je pense en particulier à Zara et sa capacité de changer de collection hyper rapidement. Ou à OVH, dont la croissance s'est largement appuyée sur un pool de lignes de prêts bancaires pré-négociés (et non sur des levées de fonds, au moins jusqu'à l'attaque du marché US). Côté japonais, je pense encore à Toyota, toujours capable de mettre sur le marché des innovations de rupture (avec la Prius bien sûr) dans un marché hyper-concurrentiel. Côté coréen, c'est du côté de Samsung et des chaebols qu'on peut distinguer l'émergence de géants techniques, capable en 2018 de rivaliser avec Apple malgré les turpitudes de sa direction.
Page 206. La proposition de Chamath Palihapitiya a déjà été expérimentée dans le Nord. Ainsi à partir de 1942, les grandes sociétés textiles de Roubaix mettent sur pied un programme (le « comité interprofessionnel du logement ») destiné à collecter 1% des salaires déclarés pour favoriser le renouvellement du parc immobilier (largement constitué de taudis) de la ville. Ce programme - initié sur la base du volontariat - s'étendra rapidement par la suite en France en devenant obligatoire avec la loi du 11 juillet 1953.
Page 210. Derrière cette notion d'hospitalité / industrie hôtelière pour les « chasseurs », on peut aussi regarder ce que font les grands acteurs du secteur sur la piste du « logement as a service ». En tout cas, comme vous, je vois bien un foisonnement sur ces questions désormais pressantes : Lille met en place un office foncier solidaire avec démambrement des parcelles à la clef, de nombreux citoyens explorent l’habitat participatif, les Saoudiens créent une ville nouvelle ex-nihilo. Et même les banques US qui pourraient récupérer un parc immobilier gigantesque lors de la prochaine bulle et qui pourraient en profiter pour faire de la location la nouvelle norme (une fulgurence d'anticipation comme sait les sentir le GEAB, cette fois dans son numéro 126).
Je complèterai juste ces références et remarques par deux points saillants de votre ouvrage et deux autres en creux. On commencera par ces derniers.
Baisser le temps de travail. Nos aînées se sont battus pour le repos dominical (1906), pour les 5 jours par semaine et les deux semaines de congés payés (1936), pour la troisième (1956), la quatrième (1968) puis la cinquième (1982). Depuis des entrepreneurs font miroiter leur fameux 4h / semaine (à commencer par Timothy Ferriss), d'autres explorent la retraite à 30 ans ou des semaines plus courtes. Ces objectifs chiffrés en font des bons slogans : il y a peut-être des choses à prendre dans ces tentatives sporadiques. Surtout si on souhaite que le rêve de l’(auto)entrepreneur ne se transforme pas en auto-aliénation grâce à un travailler plus savamment entretenu par les plateformes.
Proposer des transports en commun. Parce que la densification des logements en ville appelle plus de transport public. Et des choses bougent aussi de ce côté-là avec les Numtots ou - deux exemple parmi beaucoup d'autres - les bus de nuit entre LA et SF calibrés pour une nuit de sommeil et le transport gratuit estonien. On effleure là les questions environnementales qui sont plutôt absentes de votre ouvrage, alors qu'elles amènent aussi des contraintes fortes sur les possibles souhaitables (à commencer par la pollution des villes). Je ne vous apprendrai pas que Carlota Perez y sent aussi un avenir. Il s’agit là peut-être d’une piste que vous aurez à explorer avec elle plus tard : les institutions d'un territoire vert sont encore loin d'être opérantes (à commencer par un M. Hulot bombardé ministre mais en décalage complet avec ce futur).
Mettre la finance comme un des trois piliers centraux du « filet de sécurité sociale ». C'est tout à fait contre-intuitif (et donc particulièrement intéressant). Surtout quand on voit les ravages de la crise de sub-primes aux US. Cette industrie va devoir être sacrément transformée pour regagner la confiance perdue. Et son secteur le plus « innovant » - les monnaies cryptographiques - ne semble pas pointer dans cette direction, au moins pour l'instant. Le Sardex, avec ses presque 40 millions d’équivalent-euros en circulation en Sardaigne pour 2017, me paraît être plus prometteur, en tout cas l'exemple du Wir et des bons Mefo ont déjà montré que ça pouvait tenir et avoir quelques résultats.
Créer des syndicats de l'exit. Il s’agit là d’un autre point qui m'a fait réfléchir (et qui continue d'ailleurs). Il y a bien sûr le livre de Albert Hirschman que j'ai commandé (mais que je n’ai pas encore commencé). Mais j’en suis arrivé à me demander si l'AFUP (Association Française des Utilisateurs de PHP) pourrait en devenir l'archétype. Je m'explique... Cette association a été lancée par des créateurs de petites entreprises du numérique au tournant des années 1990/2000 pour accompagner le développement du PHP en France : à l'époque l'objectif est de parler aux décideurs, en particulier dans les grands comptes, et de vanter les mérites de cette technologie web en particulier et de l'open source en général. À partir des années 2013/2014, ces pionniers passent la main et on retrouve à sa tête des CTO. Parler aux décideurs n'est plus prioritaire (cette guerre-là - contre Java/Sun et ASP/Microsoft - a été gagnée) et le nouveau projet porteur devient le baromètre des salaires : en déclarant leurs revenus sur une plateforme commune, les développeurs ont créé un marché plus transparent. Les conséquences ont été rapides : plusieurs employeurs se sont alors alignés sur la moyenne des salaires déclarés. Et comme il y a toujours les conférences et les soirées thématiques qui permettent la formation tout au long de la carrière, il ne reste peut-être plus beaucoup de pas pour arriver à ce syndicalisme de l’exit : une liste ordonnée des employeurs du secteur (pour ceux qui veulent être salarié), des experts bienveillants et des bourses (pour ceux qui veulent partager leur savoir-faire à travers un projet Open Source par exemple) et/ou des mentors techniques, financiers, commerciaux et juridiques (pour ceux qui veulent faire décoller leur idée de boîte).
Pour finir, un petit point noir m’a incommodé, même s’il n’est que sur la forme. En effet le haut de chaque page reprend le titre de l'ouvrage et le titre de la section alors que les notes sont classées par chapitre. La navigation entre renvoi et note en devient inutilement complexe : la numéro page et la section apparaissent d'un côté (avec le renvoi), le chapitre de l'autre (avec la note). Mettre le nom du chapitre en haut de la page de droite (à la place de la section) résoudrait le problème : plusieurs fois, je me suis épargné une recherche fastidieuse pour retrouver la note alors qu'elle m'aurait été certainement utile. Bien sûr un numéro de page dans la liste des notes est aussi possible. Tout comme mettre les notes directement en bas de page (mais ça fait plus universitaire j'imagine).
Je m’arrête là, en espérant donner un peu d’écho à votre travail : il le mérite. Même si dans cette affaire, le plus dur sera pour les entrepreneurs et la multitude, eux devront passer aux actes.