Huit bouquins lus, la dix-neuvième vague

jeudi 19 avril 2018 :: perrick :: Livres :: aucun commentaire :: aucun trackback
  1. How to take smart notes de Sönke Ahrens
    Découvert lors de l’Agile Open France Hiver 2018 grâce à Arnaud Lemaire, aka Lilobase lors d’une session sur le Zettelkasten, ce petit livre fait une explicitation très convaincante de l’outillage mis au point par le chercheur allemand Niklas Luhmann : classer des fiches dans des boîtes. Et comme l’explication prend une douzaine de pages en tout et pour tout, Sönke Ahrens en profite pour faire un tour circonstancié des apports de la recherche sur la question de l’écriture d’essais ou d’articles académiques. J’en garde l’expression « inter-locking / auto-verrouillage » : cette caractéristique qui associe à la simplicité permet à des systèmes d’exprimer toute leur puissance, à commencer par eXtreme Programming. Avec ses 3 boucles de rétroaction, la méthodologie de Kent Beck présente ces deux propriétés. Malheureusement le succès marketing de Scrum aura tout balayé sur son passage (mais ça, c’est une autre histoire). J’en garde aussi des cahiers (que j’ai utilisé à la place des fiches en papier) sur lesquels j’ai repris le goût d’écrire au stylo-plume ! livres.onpk.net
  2. La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben
    Les arbres communiquent entre eux depuis la nuit des temps grâce au mycélium : grâce à ce réseau, ils s’entre-aideraient entre arbres d’une même famille, partageraient des nutriments et même transmettraient leurs émotions, comme la peur. Visiblement notre belle Académie de l’Agriculture n’est pas tout à fait sur la même longueur d’onde, elle qui écrit que le livre « prête malheureusement le flanc à la critique : sources absentes ou non vérifiables, extrapolations non justifiées, interprétations abusives et même erreurs manifestes ». Reste donc l’ode passionnée et délicate d’un sylviculteur repenti : comme beaucoup de lecteurs, je me suis régalé avec ses histoires de chênes, de hêtres et de leurs batailles presqu’immobiles (un demi-millénaire tient dans ce presque) pour une place au soleil. livres.onpk.net
  3. La famille Souris prépare le nouvel an de Iwamura Kazuo
    Plus que ce livre en particulier, c’est tout l’univers de Iwamura Kazuo que je voulais présenter. Ses dessins sont magnifiques : insectes, plantes, arbres et personnages partagent un trait d’une jolie finesse, d’une grande précision naturaliste et d’une profonde humanité. Bien sûr le lecteur d’Emmanuel Todd que je suis décèle une famille-souche dans cette série des Souris, mais ils restent tellement craquants à faire une baignade au lac, à installer l’eau courante pour leur nouvelle maison ou à préparer des gâteaux pour la nouvelle année. livres.onpk.net
  4. Déclin et survie des grandes villes américaines de Jane Jacobs
    Après avoir longtemps tenu à distance le « grand œuvre » de Jane Jacobs, peut-être par délectation spéculative, probablement par peur d’être déçu après avoir dévoré ses livres ultérieurs, j’ai acheté puis croqué les 500 et quelques pages de son « Death and Life » (comme le surnomme ses commentateurs). Les attributs d’une ville y sont passés au scalpel : les trottoirs (scène du fameux « ballet » urbain), la sécurité (fruit des yeux de tous les habitants et passants), les parcs et jardins (pas toujours si bénéfiques), la taille des pâtés de maisons (trop grande, elle peut tuer la vie de quartier), etc. Ses observations datent de 1961 et restent d’une très grande actualité et d’une grande pertinence. Ainsi son expression de « capital social » aura une très large portée académique. Idem pour son cadre théorique qui trouvera dans des recherches sur Rome, Naples, Florence, Bologne, Milan et Palerme une confirmation posthume. Au passage, elle égratigne Le Corbusier : le plan Voisin - avec sa volonté d’amener la voiture au coeur de Paris - était le parfait opposé de sa pensée et apparaît désormais complètement anachronique. Je comprends mieux qu’elle ait laissé une marque si profonde auprès de nombreux urbanistes. Et qu’elle continue à servir de trame à mes différentes balades urbaines à Léchiagat, Valenciennes, Lyon et ailleurs. livres.onpk.net
  5. Où en sommes-nous ? d’Emmanuel Todd
    Une histoire humaine ou du moins une « esquisse », c’est à cette gageure qu’Emmanuel Todd nous convie. La France en est absente : elle est coincée entre l’Allemagne et sa périphérie autrichienne, suédoise ou tchèque (ainsi que le Japon et la Corée) composée de familles de type souche d’une part et le monde anglo-américain « nucléaire » d’autre part. Aux premiers, une économie triomphante sur la longue durée; aux derniers, l’innovation, l’inégalité, la démocratie avec ce mélange parfois déroutant de sac et de ressac (cf. le Brexit ou Trump). Mais si, comme l’historien nous y invite, on peut mesurer la bonne santé d’une nation à son taux de natalité, certaines échelles s’inversent : la Chine, le Japon et l’Allemagne ne seront peut-être pas les lumières que nous attendons pour le XXIe siècle. Sachant qu’on peut aussi éliminer d’autres phares potentiels avec un taux de mortalité en hausse. Je vous laisse découvrir en outre ses explications sur le renouveau de l’efficacité russe, le (faible) niveau d’éducation supérieur allemand, la contradiction profonde entre les aspirations égalitaires françaises et la machine à fabrique de l’inégalité qu’est devenu Academia. L’Histoire nous jouera encore bien des tours avec ces pièces ! livres.onpk.net
  6. WTF? What’s the future and why it’s up to us de Tim O’Reilly
    Comme de nombreux développeurs de ma génération (et probablement plusieurs autres), j’ai construit ma carrière de professionnel des internets sur des livres O’Reilly. Je garde ainsi un excellent souvenir de Programming Collective Intelligence. Et son radar continue à me servir de boussole dans ma veille technique numérique (avec toujours cette pointe de fierté ou d’orgueil quand j’y retrouve un article lu la veille dans mon agrégateur de flux). Open Source, web2.0, gov.tech, autant de concepts qu’il a identifiés, forgés et popularisés : il était temps de découvrir ses « lunettes » à travers un livre. « Le futur est déjà là. Simplement, il n'est pas réparti de manière uniforme. » écrivait Robert Metcalfe, Tim O’Reilly nous aide à le déceler. Ainsi son « homme augmenté » a du potentiel prospectiviste : Toyota, avec ses zones pour humains et sa volonté de limiter les robots (pour forcer l’apprentissage), et Tesla, avec son « usine du futur » (bientôt) entièrement robotisée qui a tant de mal à tenir la sécurité, la cadence et la qualité exigées par son créateur, peuvent même servir de balises. livres.onpk.net
  7. The New Geography of Jobs de Enrico Moretti
    San Francisco est largement reconnue en tant que capitale du logiciel et de l’internet : elle partage avec Seattle une position enviable sur l’échiquier technologique mondiale. Et si l’histoire de la première est assez connue (de Frederick Terman à Paul Graham), l’autre ne tient qu’à la décision presque fortuite d’une petite entreprise de logiciels d’y installer son siège sociale en quittant Albuquerque - Nouveau Mexique : il s’agissait de Microsoft ! La borne était posée, Jeff Bezos pouvait s’y appuyer. Enrico Moretti, professeur d’économie à Berkley, s’attache à analyser cette nouvelle répartition géographique de la croissance au XXIe siècle. Et bien loin de reposer sur la géographie physique comme par le passé (port naturel, plaine fertile, minerai abondant ou fleuve docile), le développement territorial s’explique désormais par la géographie humaine. Sans jamais oublier Dame Chance, elle qui tient une place tellement significative : l’enclenchement du cercle vertueux de l’innovation créatrice puis du développement local passe souvent par ses auspices. Ensuite les miracles du « new work » (que Jane Jacobs avait déjà identifiés) prennent le relais c’est bien autour d’un petit périmètre que les effets systémiques du « débordement économique » se font sentir. livres.onpk.net
  8. L’argent, mode d’emploi de Paul Jorion
    En 2008, la banque IndyMac doit faire face à une panique bancaire : le jeudi 10 juillet, ses clients commencent à faire la queue pour retirer leur argent; le vendredi 11, les policiers encadrent la foule plus nombreuse; le lundi 14, la banque réouvre, elle a été nationalisée pendant le week-end. Quelques années plus tôt, Paul Jorion y a travaillé dans un service lié aux désormais fameux « subprimes ». De ces années de banquier de l’intérieur, l’anthropologue de formation distille un essai pédagogique : différence entre argent et reconnaissance de dette, entre crédit à la consommation, au logement et à la production, entre banque commerciale et centrale, autant d’éclaircissements - parmi d’autres - qui permettent de mieux comprendre in fine comment la finance a pris le contrôle. Au passage, il décortique le paradoxe qui veut que la banque soit le secteur le moins rentable et qu’en même temps ses profits aient retrouvés leur niveau des années 1930. Un indice ? Toujours plus de concentration, pour s’offrir toujours plus de poids dans la fixation de la rente. livres.onpk.net

Le système familial selon Emmanuel Todd : un modèle pour décrypter le monde

dimanche 8 avril 2018 :: perrick :: Connexe(s) :: aucun commentaire :: aucun trackback

Il y a des modèles qui ont peu à peu trouvé un chemin dans mon cerveau : le système familial d'Emmanuel Todd fait partie de ceux-là.

Pour comprendre l’attachement populaire à la SNCF et la cagnotte de soutien aux cheminots, il pourrait être suffisant d’avoir en tête les valeurs universalistes et égalitaires des familles nucléaires égalitaires, telles qu’on les trouve dans le bassin parisien. En franchissant le pas suivant (Paris, c'est la France), on découvre que les Français défendent "leur" SNCF, celle qui promet des trains relativement bon marché, si possible ponctuels et surtout équitablement répartis sur tout le territoire, celle qui a été nationalisée une première fois en 1937 au crépuscule du Front Populaire en sauvant de la faillite des acteurs privés, celle qui offre à ses propres employés et à ceux de la France - les députés - des billets gratuits. J’imagine sans peine les Allemands ou les Suédois (de familles souche l’un comme l’autre) n’y rien comprendre. Idem pour nos élites teintées d’atlantisme (et leurs familles nucléaires absolues, indifférentes à l’égalité).

Le dernier ouvrage d’Emmanuel Todd - Où en sommes-nous ? - reprend toutes les déclinaisons de son système pour embrasser en moins de 500 pages une histoire du monde. Plutôt que de décrire ici toute sa typologie et d’en paraphraser maladroitement tous les fruits, voici un petit florilège puisé indirectement dans mes lectures récentes.

Que la famille Souris prépare le nouvel an ou qu'elle cherche une nouvelle maison, elle comprend trois générations : grand-père et grand-mère, papa et maman, une ribambelle de frères et soeurs. C'est bien une famille souche qui nait sous le trait magnifique de Kazuo Iwamura. Je ne suis pas certain que les japonais puissent imaginer le Petit Chaperon Rouge traversant une terrible forêt afin de retrouver sa mère-grand : mettre une telle distance entre parents et grands-parents doit être inconcevable.

Dans Si la Chine était un village, Hong Liang nous parle du sien : Liangzhuang. Depuis plus de 300 ans, trois clans y sont installés : les Han, les Liang et les Wang. Les premiers « ont de la culture, de l'éducation, les grandes familles de ce clan ont toutes donné naissance à des gens très compétents. Les propriétaires fonciers, les despotes locaux, les paysans riches éliminés lors de la réforme agraire appartenaient tous au clan Han. Les Liang ne sont pas aussi cultivés, parfois malins ou naïfs. Les Wang sont tous des bons à rien, des bouches inutiles. » Au fil des anecdotes mettant aux prises les uns et les autres avec la modernité teintée de corruption qu’impose le Parti, on sent poindre tous les tiraillements de ces familles communautaires exogames ayant comme valeurs cardinales l'autorité (du père) et l'égalité (des fils).

Pete Saunders, un américain, s'est lancé dans une Big Theory de l'urbanisme des Etats-Unis. Calquée sur les travaux de William Strauss et Neil Howe dans The Fourth Turning, il identifie pour chaque génération (une vingtaine d'année) un type urbanistique différent et singulier. Par exemple, pour les années 1900-1920, ce sera la grille rigide s’accordant au tramway. Ou pour les années 1990-2010, la McMansion : cette grosse et grande demeure si caricaturalement uber-architecturale, véritable SUV sans roues. Par cette tentative théorique, il offre un échantillon des conséquences des familles nucléaires pures si caractéristique des USA. Ils se permettent la création de nouvelles cités à chaque génération, toujours dans un entrain naïf, déterminé et volontaire, en appliquant tout aussi facilement le véritable corollaire : l'abandon pur et simple de certaines villes.