Lille, une capitale qui gagne quand elle joue dans sa catégorie et qui n'obtiendra pas l'AEM

dimanche 26 novembre 2017 :: perrick :: Espace urbain :: 6 commentaires :: aucun trackback

Dans le Nord la nouvelle du mois de novembre 2017 aura été que l’Agence Européenne des Médicaments ira à Amsterdam, pendant que l’Autorité bancaire européenne fera le trajet Londres - Paris. Celle d’octobre 2017 fut l’annonce de la sélection du siège des Hauts-de-France au titre de Capitale Mondiale du Design… pour 2020.

Le projet de bâtiment pour l'AEM dans le dossier lillois

Lille aura donc joué deux fois dans une cour internationale avec un taux de succès à 50%. A la fin des années 1990 et au début 2000, Lille avait aussi joué sur deux tableaux : malgré un dossier solide porté par le CNSOF, les JO d’été échoueront finalement à Paris près de 20 ans plus tard et le titre de « Capitale européenne de la Culture » (gagné pour l’année 2004 en même temps que Gênes) aura été le lot de consolation suite à une belle campagne populaire.

La gare Lille-Flandres en rose pour Lille 2004

La MEL bénéficie d’une position géographique intéressante : avec trois capitales (et non des moindres à l’échelle européenne et mondiale) à moins de 1h30 - Bruxelles, Londres et Paris - difficile de barboter en deuxième catégorie. Des prix de l’immobilier qui font rêver certains parisiens, des grandes écoles attractives, des sièges sociaux de grands groupes et un écosystème numérique puissant (entre autres) placent quand même Lille (avec Roubaix, Tourcoing et les 87 autres communes de son agglomération) dans le peloton de têtes des métropoles françaises attractives. Reste que la ville traîne encore une réputation peu enviable et des indicateurs sociaux pas toujours au vert fixe : il y a encore du boulot localement pour être au niveau de Copenhague ou de Milan.

Mais à bien y regarder rares sont les villes qui ont réussi à l’échelle mondiale leur passage d’une catégorie à l’autre depuis 50 ans : surnagent les tigres asiatiques, Hong-Kong, Singapour, Séoul et Taipei. Elles ont bénéficié du grand rattrapage de l’Asie, de l’exemple japonais, de la formidable croissance chinoise et de leur singularité de ville-état.

La capitale de Taiwan fait d’ailleurs parti des anciennes lauréates du titre de Capitale Mondiale du Design (en 2016) : bloquée par ses démêlés géo-politiques avec la Chine continentale, elle n’aura jamais accès aux JO ou aux grandes institutions mondiales. On retrouve dans cette liste Le Cap (capitale à domaine partielle - avec Pretoria et Bloemfontein - pour l’Afrique du Sud), Helsinki (petite capitale dans un pays d’à peine 5 millions d’habitants) et Turin (une ville jumelle, elle aussi en deuxième catégorie italienne derrière Rome et Milan). Seules Mexico et Séoul sont de véritables grandes villes mondiales de ce palmarès.

On peut faire le même constat pour les Capitales européennes de la Culture : il s’agit d’un concours et d’un vitrine pour villes de deuxième rang (comme Wrocław en Pologne, Saint-Sébastien en Espagne, Aarhus au Danemark ou Paphos à Chypre). Bien sûr Esch-sur-Alzette (2ème ville du Luxembourg avec ses 34 000 habitants) ne pèsera pas lourd en 2022 quand viendra son tour. Mais loin est le temps où les capitales postulaient : l’Union Européenne considère désormais qu’elles n’en ont pas besoin.

Dans son essai Cities and the Wealth of Nations (encore lui), Jane Jacobs montre bien comment les villes doivent se bagarrer, se jauger, se confronter et se frotter avec d’autres villes de taille similaire pour se développer économiquement : se limiter à commercer avec des villes plus riches et plus développées est fatal pour les villes en retrait, car ce commerce n'est qu'un tremplin pour s'engager dans un autre type de commerce interurbain : le commerce avec les villes dans les mêmes conditions et au même stade de développement qu'elles-mêmes. Cela signifie que les villes en retrait doivent commercer le plus fortement avec d'autres villes en retrait. Autrement, le fossé entre ce qu’elles importent et ce qu’elles peuvent remplacer par leur propre production est trop grand pour être comblé.

Une chose que Lille aura réussi à faire avec Turin par exemple : des rames de métro qui ont servi lors du pic de fréquentation de la capitale du Piémont pour les JO d’hiver de 2006 circulent désormais sur la ligne 2 entre Tourcoing et Lomme. On imagine mal Transpole échanger des rames avec la RATP (même si la Gare de Lille-Flandres aura bénéficié des pierres de la Gare du Nord). Si ce type de rame issu des laboratoires de Lille I et de Centrale Lille s’exporte dans des grandes capitales, c’est pour compléter des réseaux plus larges comme à Paris (pour les aéroports d’Orly et de Roissy-Charles-de-Gaulle) ou à Séoul (dans la banlieue nord d’Uijeongbu).

Le récent passage du Big Up for Startup en est un autre exemple. Né en 2015, cet activateur de business numérique fait en 2017 un tour de France en évitant soigneusement Paris : Marseille, Montpellier, Besançon, Nantes, Nancy, Lille et Bordeaux sont au programme. La compétition / émulation fait son effet : Lille is French Tech (la marque que le territoire s’est offert dans une autre compétition à l’image) se place déjà sur la deuxième marche par le nombre de rendez-vous pris lors de sa première édition et s’imagine avec délectation grimper d’un cran dès 2018, devant Montpellier, ville-hôte des créateurs du projet et de la première édition. En croisant les doigts pour que Lyon n’entre pas trop vite dans la danse et que Nantes ne lui grille pas la politesse.

Big Up for Startup à Lille - novembre 2017

Barcelone pourrait servir de contre-exemple : boostée par l’effet conjoint d’une langue spécifique, d’une longue histoire, d’un joli coup médiatique (les JO en 1992) et d’un climat méditerranéen, cet embryon de capitale était parmi les villes favorites pour l’AEM. Jusqu’à ce que les échanges à vif avec Madrid sifflent la fin de la partie.

Si elle veut continuer à grandir, Lille doit arrêter de se projeter avec Paris, Bruxelles et Londres. Son avenir se joue dans les relations économiques et culturelles qu’elle tissera avec Anvers, Bristol, Turin, Düsseldorf, Barcelone, Göteborg et la ribambelle des métropoles françaises qui ne sont pas encore tombées dans l’orbite parisienne.

Vos commentaires et/ou trackbacks

Le lundi 27 novembre 2017 à 14:58, commentaire par perrick :: #

https://www.theguardian.com/cities/2016/apr/18/lost-science-building-cities-joan-clos-un-habitat#comment-72586003

Le lundi 27 novembre 2017 à 21:10, commentaire par LilleCityShop :: #

Le lundi 27 novembre 2017 à 21:31, commentaire par perrick :: #

@LilleCityShop, grâce à vous je suis allé compléter ce que je savais de Barcelone et Amsterdam sur Wikipedia.

Vous aurez peut-être remarqué que Barcelone a déjà été une capitale (de la Principauté de Catalogne mais c'était il y a bien longtemps). Elle l'a été une deuxième fois au XXe siècle (mais ce fut pour pas longtemps en 1931 puis en 1934). Je reste confus pour le XXIe siècle avec les déclarations de Carles Puigdemont. Sorti du franquisme, elle mène sa mue depuis les années 1970 avec Josep Acebillo Marin qui officie en tant qu'architecte en chef de la ville, responsable des infrastructures et de l'urbanisme à l'Ajuntament (mairie) et conseiller délégué de l'agence de planification Barcelona Regional : 146 espaces publics étaient ainsi construits entre 1981 et 1988. Et il a pu dire gràcies au directeur du CIO - un autre Catalan, Juan Antonio Samaranch - pour 1992. On évitera donc de dire qu'avant 1992, Barcelone n'était rien... Et puis on regardera ce qu'Athènes est devenu avec ses propres JO : ça ne fait pas tout, loin de là.

Pour Amsterdam, c'est encore plus net : il s'agit de la commune la plus peuplée et la capitale du Royaume des Pays-Bas, bien que le siège du gouvernement, ainsi que la plupart des institutions du pays se trouvent à La Haye. Elle a été au XVIIe siècle la ville la plus riche d'Europe. Et elle offre autre chose que du tourisme lié à la drogue et à la prostitution. Des musées bien sûr mais aussi un grand nombre de sièges sociaux (AkzoNobel, Heineken, le groupe ING, Ahold, TomTom, Delta Lloyd ou Philips) qui en font une place financière de premier plan. La société Altice (SFR, etc.) y a même installé son siège : on est loin de la ville provinciale.

Bref, on a encore quelques longueurs de retard avant de prétendre à leur(s) place(s) en Europe. Et malheureusement ce ne sont pas 900 personnes dans un bureau qui vont nous aider : le développement économique durable passe par des entreprises qui grandissent sur place et qui entrent dans des processus de remplacement des importations et d'innovation créatrice. Les organisations qui arrivent par opportunité (fiscale ou administrative) 1/ débarquent avec leur savoir-faire en interne (et donc ne permettent pas une émulation au sein tissu local) et 2/ partiront les premières (quand la bise sera venue).

Le vendredi 1 décembre 2017 à 13:56, commentaire par LilleCityShop :: #

Le vendredi 1 décembre 2017 à 21:44, commentaire par perrick :: site :: #

@LilleCityShop, on continue et j'ai l'impression qu'on s'approche bien du noeud du problème : la question de la localisation de cette AEM était politique. Rien qu'en France, je suis certain qu'une dizaine de villes au moins peuvent accueillir 900 salariés supplémentaires dans des conditions acceptables. M. Macron a choisi la finance contre cet AEM (avec une belle dose de machiavélisme visiblement). Il fallait pas se tromper de combat. Ainsi même si le PIB de Roubaix aussi est le 3ème du monde - grâce à un rayon de 200km environ - cela ne fait pas de l'ancienne capitale du textile mondial un équivalent de New-York ou Philadelphie.

Le "poids" de Lille a été largement acquis grâce à la carrière de son maire entre 1973 et 2001 : Pierre Mauroy aura réussi à mettre son autorité politique (Premier ministre, député, sénateur) derrière un certain nombre de décisions à fort impact territorial (métro, TGV, desserte Eurostar, quartier Euralille). Parachutée à Lille, Martine Aubry n'aura pas eu le même destin : deux fois ministre, elle sera barrée par François Hollande des marches suivantes; jamais sénatrice, député pendant 22 jours, elle n'a pas eu non plus l'occasion de tisser des liens forts à Paris; avec les défaites de la gauche à Roubaix et à Tourcoing, elle ne peut plus influer autant à la MEL depuis 2014. Bref elle est reine d'une ville de 233 897 habitants pas de la 3ème zone de PIB au monde.

Avec la fin du cumul député (ou sénateur) / maire, le poids des villes dans leur agglomération va devenir encore plus important pour pérenniser les stratégies de rayonnement : Lille correspond à 19% de son aire urbaine, Bordeaux 21%, Lyon 22%, Rennes 30%, Nantes 32%, Toulouse 35%, Montpellier 47%, Marseille 49%. Là encore, Lille aura du mal à mettre tous les atouts de ce côté.

Bref on peut s'en plaindre, mais le chemin politique est escarpé pour notre ville. Même un ministre qui cumule encore son poste de vice-président de la MEL n'aura pas suffit. Reste à explorer d'autres pistes : Jane Jacobs propose l'innovation et surtout le remplacement des importations pour s'assurer un développement économique durable, Bruno Bonduelle en a proposé d'autres, tout comme Axe Culture... Il sera temps ensuite de trouver les personnes pour les incarner !

Le lundi 4 décembre 2017 à 09:25, commentaire par perrick :: site :: #

PS : dans son billet sur l’Agence du médicament intitulé "Nostra culpa", Bruno Bonduelle insite lui aussi sur le nain politique qu'est la ville de Lille : Cette masse critique, Lille-Métropole la possède, mais qui le sait à Bruxelles ? Google affiche 227 560 habitants. Soit la moitié de Lyon ! Nous avions beau aligner un CHRU de tous les superlatifs, un Pasteur de tous les vaccins, une métropole de tous les carrefours, ce chiffre ridicule nous a plombés.

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